TRAVAIL ET EXPLOITATION


Les deux interventions en question proviennent d'émissions italiennes (langue originale, volet "IT." correspondant). Mais ces pages (introduction comprise) sont également traduites manuellement en français, ci-après. 


On a coutume d'appeler "penseurs" les philosophes, puis les grands intellectuels au sens large, hommes de lettres et au delà. Nous avons choisi dans ces pages de rapprocher deux figures qui en théorie ne se touchent pas vraiment. En les considérant tous deux comme de vrais Penseurs. Nous avons été encouragés par les contenus qu'ils offrent de manière continue aux populations défavorisées et les plus à la marge ; œuvres, discours, images et récits clairs en faveur de ces oubliés. Des "invisibles" qui, hélas, sont au fond très visibles sur nos trottoirs jusque devant les entrées de nos établissements publics... Comment s'habituer à cela, dans nos "pays civilisés" ? Aujourd'hui, l'on peut même voir des jeunes, des femmes Sans Domicile Fixe (et sans domicile tout court), complètement à la merci du monde de la rue. Conditions de travail, précarité, concurrence, y sont pour "quelque chose"...


Et comment peut-on commodément penser, en revanche, que ceci pourrait bien être, toujours, la conséquence normale d'une certaine attitude face au travail ? Jusqu'à se dire parfois que tout est question de mérite ou pas (nous sommes pour le travail et pour le mérite, mais pas à n'importe quel prix !), de mauvaise volonté, de paresse et/ou encore d'une façon particulière de comprendre le mot "liberté". Dans les faits, personne, aucun être humain ne devrait risquer de subir des conditions de vie si indignes et si pénibles. Par ailleurs, aucune de ces personnes laissées à l'abandon - par delà les maraudes, essentielles aussi - ne devrait représenter un "signal vivant", un exemple en chair et en os, déclencheur de peur pour tous ceux qui travaillent dur.
Le travailleur doit pouvoir revendiquer sans crainte, en toute liberté et "sérénité" (l'on sait, de toute manière, le sacrifice que représente une grève, par exemple) ce qui lui fait défaut au travail. Ce qui le fait souffrir, tout secteur confondu. Il est essentiel de pouvoir dénoncer, avec de réelles possibilités de changement, la "pénibilité" (euphémisme), comme conséquence de l'ultra-flexibilité, de l'ultra-polyvalence et de l'ultra-instabilité (sans oublier l'ultra-efficacité !). Une situation plutôt transversale et universelle...

Le travail c'est le travail, pourrai-t-on dire encore. Le bon travail rime avec conscience et professionalisme, sens du service rendu, ponctualité, rigueur et attention(s). Mais en même temps, le travail ne devrait pas représenter toute son existence. Le travail, ce sont bien sûr des devoirs, mais aussi, à égale mesure, des droits, que l'on piétine de plus en plus.
La réflexion sur la semaine de quatre jours (mais quid de l'organisation horaire ?) prouve bien que l'on assiste aujourd'hui à une vraie remise en cause, qui cohabite toujours avec une certaine soumission, dépendant volontiers de notre situation économique générale. Et pourtant... Celle que l'on appelle aujourd'hui la "valeur travail" se situe souvent loin des valeurs fondamentales. Cela ressemble plutôt toujours à un marché où l'on oublie tout ce qui compte (le travail-valeur, dans l'autre sens...).

"Nos invités" sur le sujet travail/exploitation sont : le metteur en scène Ken Loach (qui, tout comme les frères Dardenne, prend à cœur et à bras le corps les drames sociaux et sait, aussi constamment qu'admirablement, mettre en scène le désespoir de ses protagonistes ; et, en page suivante, le syndicaliste Maurizio Landini. C'est-à-dire, un homme indigné, révolté, toujours combatif pour défendre (vrai) travail et travailleurs, et pour avancer vers une société plus juste.

 

Ken Loach, invité de l'émission "Il cavallo e la torre" sur Rai3 e Raiplay :


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Marco Damilano (journaliste présentateur de l'émission) : - Nous recevons un intellectuel européen, un grand metteur en scène anglais, qui a dédié toute son œuvre aux périples des travailleurs, de la working class. Un grand maître du cinéma : Ken Loach.

Le travail sans qualité ni dignité vaut toujours la peine de se fatiguer ? Pendant soixante ans de carrière, en quelle mesure as-tu assisté aux changements de la condition des travailleurs ? 

Ken Loach : - Dans les années '60 la plupart des travailleurs était protégée par des syndicats, et avait des emplois sûrs. L'exploitation, les sans-abris existaient, à l'instar de la pauvreté, mais tout cela demeurait au sein d'un système. Un système où les syndicats négociaient pour les travailleurs qui avaient un emploi stable.
Ensuite le chômage a augmenté au cours des décennies. Et, à la fin des années 1970 comme au cours des années 1980, le gouvernement de droite de Margaret Thatcher a écrasé quelques droits obtenus par les syndicats, tout en permettant au capitalisme de se déchaîner. À partir de ce moment là le projet néolibéral, qui nous a fait tous tant souffrir, a fait en sorte que l'exploitation des travailleurs a grimpé. Pour couronner le tout, les méthodes pour faire des bénéfices sont devenues plus violentes. Et maintenant les travailleurs ayant des droits sociaux se font rares. Beaucoup d'entre eux travaillent au noir, n'ont pas d'horaires bien établis, des traitements stables, ni même un salaire minimum. Ils n'ont aucune prise sur leurs horaires, ils sont dans les mains de leurs patrons ou de leur hiérarchie.

Les syndicats sont encore actifs mais ils ne sont plus fort comme avant. En conséquence, la pauvreté a augmenté à vue d'œil. Données à l'appui, il apparaît que, seulement l'année dernière, le nombre de personnes dépendant de la nourriture distribuée par des organismes bénévoles a augmenté de 50%. La situation des sans-abris est dramatique (...). Quant aux prix des locations...Pour la leur, mes petits-enfants dépensent plus de la moitié de leur traitement. C'est une situation intolérable (...). De plus, il n'existe aucune opposition organisée qui s'oppose à tout cela.

M.D. : - (...) Et tout ce prolétariat invisible s'est étendu dans toute l'Europe et aussi en Italie (...). 

K.L. : - (...) Je pense que l'on doit exiger tous ensemble la fin de l'exploitation, de l'asservissement. Ainsi que les mêmes droits pour tous. Aucune égalité n'est possible si on nie des droits aux personnes dont on parle à cause de leur identité. Parfois, ceux qui sont particulièrement concentrés sur des politiques identitaires, jugent la classe ouvrière comme ennemie, au lieu de la considérer comme une alliée.

M.D. : - Ton nouveau film "The old oak" était nominé au Festival de Cannes 20231. Un film montrant un village de mineurs en Angleterre, qui devient la destination de réfugiés syriens. Ce qui créé de la colère, du ressentiment...

K.L. : Il y aurait beaucoup de choses à dire... D'abord on peut dire que les migrants ne sont jamais envoyés dans des quartiers bourgeois, mais dans des zones prolétaires, où ils disposent de beaucoup moins de ressources. (...) Ils atterissent là où il n'y a pas de structures pour épauler les migrants, qui sont désespérés, qui ont vécu la guerre, et qui ont besoin d'aide.
Évidemment, quand les migrants arrivent, les médias de droite trouvent cela bien pratique. Ils peuvent ainsi distraire les travailleurs et dire : la cause de votre pauvreté ne sont pas ceux qui vous font travailler. Ce n'est pas l'État non plus, ni les multinationales avec tout leur pouvoir. Non, les responsables sont ceux qui sont encore plus pauvres que vous, donc chassez-les !

 

1. Ken Loach et Cannes - 15 participations depuis 1981 et 2 Palmes d'Or : en 2006 pour "Le vent se lève" et en 2016 pour "Moi, Daniel Blake" (à retrouver ici, si vous voulez).