EXTRAIT ITALO CALVINO
LA JOURNÉE D'UN SCRUTATEUR
Introduction éditions du Seuil :
Prodigieusement intelligent, toujours ironique, inventeur lyrique, Italo Calvino a publié sous le titre collectif Nos ancêtres trois romans (Le Vicomte porfendu, le Baron perché, le Chevalier inexistant) ; des récits sur l'Italie moderne (Aventures, La journée d'un scrutateur, cf. extrait ci-après), des fictions centrées sur la science (Cosmicomics, Temps zéro) ou sur le thème de la ville (Les villes invisibles). Mais aussi, en particulier, Palomar, un autoportrait ironique, faisant écho autrement aux délicieuses aventures "intelligemment naïves" de l'attachant, anticonformiste Marcovaldo (sorte de « Charlot et père de famille » également !). Vous avez peut-être déjà découvert à ce propos la Lumni-vidéo correspondante, tandis qu'ici, il s'agit donc d'un autre registre, nous invitant toujours à percevoir le sens profond de ce qui nous est conté, de manière si actuelle, par celui que son collègue écrivain Cesare Pavese (au style plus sombre) surnommait lo scoiattolo della penna, ou "l'écureuil de la plume", pour l'aisance et l'agilité de son écriture...
*
Chapitre III :
« C'est sous ces apparences négligées, grises, dépouillées, que la démocratie se présentait aux citoyens ; par moments, Amerigo trouvait cela sublime, dans cette Italie qui de tout temps révéra la pompe, le faste, l'ostentation, l'ornement ; il y voyait en fin de compte une leçon de morale, d'honnêteté, une perpétuelle et silencieuse revanche sur les fascistes, sur ceux qui avaient cru pouvoir mépriser la démocratie à cause précisément de ce dénuement, de cette humble comptabilité, et qui étaient retombés en poussière, avec tous leurs glands et leurs pompons, tandis qu'elle [la démocratie] poursuivait sa voie, dans le cérimonial désincarné de ses petits papiers pliés comme des télégrammes, de ses crayons confiés à des doigts gauches ou cailleux1. (...)
Parmi les scrutateurs, il y avait deux femmes (...). Eût-on dit - Amerigo était désormais décidé à tout voir sous le jour le plus favorable - que les femmes jouissaient depuis si peu de temps des droits civiques ? Elles semblaient n'avoir jamais fait autre chose, de mère en fille, que de préparer les élections. Et puis, elles ont tant de bon sens, dans les petites questions pratiques, et viennent au secours des hommes embarrassés d'un rien2 ».
Texte original : cf. notre onglet "IT."
1. La nouvelle simplicité formelle de la démocratie au moment du vote est vue très positivement au regard de la réthorique du ventennio mussolinien. En même temps, et par delà cet extrait, le scrutateur (double sens avec "observateur") Amerigo-Calvino perçoit et pointe tout au long de cet essai, aux allures documentaires, les failles du nouveau système démocratique. Le faux vote ou "vote facile" auquel sont "invités" ces électeurs particulièrement fragiles et dociles, atteints de maladie physique et mentale (le Cottolengo de Turin étant l'hospice religieux où advient le vote en 1953) est une véritable et très intéressante métaphore, allant bien au delà des stratégies péninsulaires d'accaparement politique d'un parti-réseau comme la démocratie chrétienne (intérêt civilisationnel en première lecture) : quelles que soient nos orientations, restons maîtres de nos choix, nous signifie l'auteur. (Y compris, mentalement et sereinement, lors d'un vote par défaut, par exemple. Qui, bien sûr, est à préférer à toute sorte de manipulation jouant sur une quelconque faiblesse...). Restons donc maîtres de nos pensées et jugements qui, bien sûr, peuvent toujours varier quand on reste à l'écoute de "tous les possibles" (ou presque) et que l'on observe ou scrute... non sans mûre réflexion, et en toute connaissance de cause. En d'autres mots, in fine il s'agit de défendre et de préserver une politique de substance et de pensée critique, face à une démocratie qui se révèlerait sans apparat mais limitée aux apparences (regard sérieux, mais aussi détaché ou ironique du narrateur-personnage).
2. En Italie, le droit de vote des femmes a été accordé par décret en 1945 (en France, il s'agit de l'année 1944), et l'on retient aussi que, vingt ans auparavant (loi de 1925) les femmes italiennes pouvaient "déjà" voter au niveau local (à la même période, barrages en France). Par delà l'année de cette conquête, ces lignes soulignent l'évident retard dans cette obtention fondamentale ("l'universalité" du suffrage n'ayant jusque là concerné que les hommes, en avance... d'un siècle sur ce point), par rapport à des capacités féminines concrètes, jugées même ici, par Calvino, supérieures par rapport à celles des hommes, habitués à ce droit depuis 1848. À méditer... par delà le degré d'instruction des femmes (autre point, subi), et avec une pensée pour les premiers hommes dûment indignés à ce niveau.