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"Albert Camus ou la force d'être" - Henry Bonnier
LA FORCE DE LA RÉVOLTE
Attention, cette page "prend son temps" : elle n'est pas très succinte, mais elle résume "à sa façon" !
Notre rencontre avec cet essai (dont nous avons découvert par la suite l'auteur, et un tout petit peu le fils, éditeur) s'est faite sur le célèbre cours Saleya de Nice. Cette reliure relativement ancienne, ainsi que ce croquis représentant en peu de traits le visage de Camus - un de nos écrivains (et philosophes) préférés - nous ont attirés, et notre curiosité est devenue tout naturellement achat, puis lecture.
Mais avant toute chose, peut-on être francs ? Peut-on oser affirmer que ces constats/réflexions sont, dans leur ensemble, quasi impénétrables, et que l'on risque de se perdre hélas, dans les méandres d'un discours qui prend peut-être trop de hauteur ?
Néanmoins, l'amour pour l'esprit camusien et ce que l'on vient d'affirmer (mais nos critiques se limitent à cet essai dans son ensemble, tout le reste étant à lire et à voir !) donnent envie - comme on l'avait fait pour Jacques Rancière, pour des raisons différentes - de citer, en toute simplicité, les passages les plus heureux, ceux qui nous ont paru les plus clairs et surtout les plus convaincants ou relevant d'une juste, voire très juste, sensibilité quand à la démarche, à la fois classique et très originale, d'Albert Camus.
Sans risque de fioritures inutiles, de manière directe - la manière que privilégiait Camus lui-même - vous pourrez ainsi accueillir ces observations, ces sages propos soit pour les retenir en eux-mêmes, tels qu'ils sont présentés, soit pour les vérifier et les approfondir par une lecture directe de Camus ou via un autre livre critique de votre choix (si vous optez pour cette deuxième solution, n'oubliez pas de lire l'auteur de "La peste", de "L'étranger", de "La chute", de "L'envers et l'endroit", d'abord ou en bonne partie de manière directe, pour pouvoir mieux juger de son esprit mitigé (un clair-obscur où en général le soleil prédomine, bien que l'essai s'attarde justement sur l'indifférence et le sens de l'absurde si particuliers, suscitant de la perplexité et au delà chez Meursault, dans "L'étranger" et sous un soleil si funeste...). Et pour mieux évaluer ses nobles contenus, souvent métaphoriques et volontiers en prise avec la et sa réalité-actualité, sa casquette de journaliste et son Combat aidant !
Voici donc ce que nous aimons retenir des pages d'Henri Bonnier (mais avant, puisque nous venons d'y penser, nous nous sommes déjà occupés de Camus, et de "l'absurde !") :
On commencera néanmoins par des lignes qui frappent, page 99, et qui nous semblent bien erronées malgré la juste discorde et rupture de Camus, à l'époque, avec ce que devenait un certain parti communiste (en particulier suite à la révolution hongroise, de Budapest, en 1956 - lien "Hérodote" - puis à l'invasion/répression de l'URSS en Tchécoslovaquie, du printemps de Prague en 1968, qui prônait un socialisme à visage humain).
Bonnier se réfère d'abord à un Sartre qui, pour Camus, utilise l'imparfait... mais faut-il le souligner comme le fait Bonnier (année non indiquée) ? Marque-t-il vraiment, à ce moment là, la rupture entre les deux philosophes ? (Même si Camus récuse humblement ce terme, lui qui était un écrivain-philosophe"). Citant Sartre : « - Vous avez été pour nous l'admirable jonction d'une personne, d'une action et d'une œuvre... Car vous résumiez les conflits de l'époque et vous les dépassiez par votre ardeur à vivre... Ainsi votre expérience unissait étroitement l'éphémère et le permanent. Il faut en finir avec ce gauchissement malencontreux, et restituer à cette oeuvre son véritable mouvement ».
Et nous, reprenons depuis le début, sur ce qui nous a intéressé (introduction à part, le livre est partagé en trois parties : l'enseignement (ou plutôt l'encerclement ?! Erreur d'impression au sommaire ou à la page correspodante !), le temps du malheur, la force d'être :
« La plus véritable tragédie n'est pas celle du destin, mais celle de la liberté ». Ce qui donne à réflechir au tragique de la liberté, d'une certaine liberté, comme à la nouvelle précieuse sérénité qu'elle apporte, selon les circonstances... « La paix, le bonheur, la joie, seul un accord profond entre le monde et nous pourrait nous donner tout ce qui nous sépare de nous-même et du monde. L'Occident ne nous offre qu'une monotonie quotidienne. Travailler, manger, dormir, cela manque d'intérêt. L'Occident se survit ». Et l'Orient ? À méditer.
Pour récapituler, « le drame, le seul qui ait une réelle importance et duquel tous les autres procèdent, se situe dans un divorce permanent entre le monde et nous ». Mais encore, quelques pages plus loin : « Un homme, au moins, voit le péril. Solitaire, penché sur le gouffre, conscient de la discorde qui nous oppose au monde et qui nous rejette loin de nous-mêmes, il ne cède pas à la tentation de l'espoir, non plus qu'aux charmes du renoncement. Camus, puisqu'il faut le nommer, n'a pas fait de son œuvre une de ces réussites exceptionnelles qui arrachent des exclamations et qui mettent une société à genoux. Si on l'admire, on le lui fait sentir (...). Bref, il indispose, parce qu'il gêne ».
C'était dans l'introduction. Première partie. Au sujet des villes, des endroits si chers à Camus : « Les lieux sont ce qu'ils sont. Tout l'intérêt qu'il présentent provient moins de leur présence que de la résistance qu'ils opposent à l'homme ». Pas d'idolâtrie superflue et, dans le même registre pas de mythes de manière absolue. « Aussi juge-t-il "bien pauvres ceux qui ont besoin de mythes". Comme tout ce qui possède une vertu de rêve ou d'évasion, il refuse également l'imaginaire avec quoi les dieux, étant morts, ont partie liée. Plus que de le refuser d'ailleurs, il s'agit de le démasquer, afin d'être seul, au prix de la plus grande solitude. Bref, il n'attend plus rien, que de soi-même ». Ce qui nous paraît très salutaire (et très actuel, face à toute idolâtrie).
Que peut-on relever dans la deuxième partie, chers lecteurs ? « Il est vrai qu'au moment où "Caligula"1 est écrit, nous sommes en 1938 (...) la guerre gronde et bouillonne (...). Mais qui est-il ? "C'était un empereur parfait, apprend-on, qui disait "que la vie n'était pas facile, mais qu'il y avait la religion [sans mythes ?!...], l'art, l'amour qu'on nous porte ». Mais aussi : « "j'ai besoin de la lune ou de l'immortalité, de quelque chose qui soit dément, mais qui ne soit pas de ce monde". Ainsi parle Caligula, empereur parfait, qu'un monde monstrueux vient de rendre fou ». Ce qui donne envie d'approfondir : à travers Caligula on condamne tout un monde, notre monde, ou bien l'intention de Camus est de condamner de la même façon tout (futur) dictateur... ? Avant de nous (et vous !) replonger dans sa lecture, un lien sur cette œuvre théâtrale et plus que vraie...
Puis Henri Bonnier aborde "L'étranger". Résumons : « Meursault se dilue dans le catalogue de ses actes (...). Rien ne lui échappe, mais il nous échappe (...) Il est incontestable qu'au lieu d'expliquer et de résoudre, Meusault éprouve et décrit ». Selon ce que le même Bonnier avait exposé comme étant le message de "Le mythe de Sisyphe" : « "pour l'homme absurde, il ne s'agit plus d'expliquer et de résoudre, mais d'éprouver et de décrire" ». « Chez Meusault, le véritable ressort est l'étonnement, un étonnement naïf et sérieux ». Un étonnement ponctuel, "se mariant" avec son contraire, avec toute l'indifférence qu'on lui connaît... si l'on peut vraiment parler d'indifférence... si cette même indifférence, ou bêtise dans la négligence, est vraiment condamnée par l'auteur ?
Intéressant, même œuvre : « Meurseault est à la poursuite de son âme. À la durée inconsciente, aveugle et fatale, il essaye d'opposer sa propre durée (...). Aucun instant n'est banal pour lui [et c'est là le contraire de l'indifférence, qui pourtant ne le suit pas partout !]. Chaque minute a son poids, sa couleur, sa densité. (...) De l'impossibilité à se connaître vient sans doute cette application d'insecte qu'il met à vivre (...). Il est vrai qu'il est étrange avant même un étranger, et que son personnage, brisant les traditionnels cadres romanesques, défie l'analyse logique [!!]. Ne pouvant pas s'appuyer sur un véritable passé qui le légitimerait ni sur un futur qui le fortifierait, Meurseault flotte dans un présent virtuel [déjà virtuel !...] où rien n'est définitif dans le même temps que tout est déterminé [!] ». Vive les contraires, "l'envers, l'endroit"... mais - et c'est un cas très subjectif, sans doute - même cette lecture ne nous aide pas à mieux "comprendre Meursault". Nous ne le condamnons pas jusqu'à la peine de mort (Camus était formellement contre, en dépit de la condamnation de son protagoniste)... simplement nous ne parviendrons (jamais ?) à bien saisir ce qui se cache derrière ce personnage et cette "intrigue", à notre humble avis encore plus mystérieux que ceux de "La chute".
Concluons en passant à la troisième partie de notre essai.
"La force d'être" (titre de ce troisième mouvement) ne serait rien en elle-même : ce n'est pas de Hegel que nous parlons mais d'un écrivain et philosophe (ayant eu l'immense mérite de s'essayer à plusieurs genres, et d'avoir des contenus, et une forme, parfois très diversifiés), qui adhère à la réalité de la condition humaine, sans pour autant être fataliste (comme certains de ses écrits pourraient le faire croire, mais l'ironie et, on l'aura compris, le second degré, sont nécessairement le sel de certaines de ses œuvres, particulières. Et, si nous ne saisissons pas tout - mais toujours plus que pour d'autres éminents penseurs - nous disposons de certaines clés). Donc... chez Camus la force d'être est traduisible (plutôt ?) par la force de la révolte. C'est le fameux "je me révolte donc nous sommes" camusien, certes lui aussi "rationaliste" mais au sens de sage, pas exactement dans le même esprit que la formule voisine de Descartes.
La réalité-actualité comme le collectif ont toute leur place ici. La force de la révolte est la force de l'homme et des hommes face à l'inadéquation avec ce qui nous entoure et caractérise. Agissons là où l'on peut encore agir, tandis que notre monde souffre et "se révolte", lui, face à des années d'exploitation humaine et massive... Mais revenons à Bonnier. Qu'a-t-il gardé pour la fin ? Page 130, nous aimons ceci : « Car enfin, un œuvre ne se réduit pas seulement à des idées, ni un auteur à une biographie. Il existe entre eux un accord secret, une sorte d'épaulement silencieux, un mouvement dialectique, que le lecteur est quelque fois à même d'éprouver (...). L'essentiel d'une œuvre est consommé à l'instant précis où, en la lisant, on ressent un choc (...). Le choc se produit au moment où les mots cessent d'être des mots, à l'instant où les idées s'incarnent, lecteur et livre basculant, intimement liés, dans un lieu où le livre devient œuvre et le lecteur, auteur.
Nous ne pouvons que partager pleinement ces considérations d'ordre plus général, très bien formulées et qui conviennent parfaitement aux travaux d'écriture et de pensée de Camus. Et voilà qu'Henri Bonnier, juste après, se souvient de "La Peste", en indiquant que dans cette œuvre maîtresse, imbues dans toutes ses pages, l'on trouve la révolte (que l'on vient d'évoquer) au même titre que "la tendresse" et "la fraternité". « Mais cette tendresse, mais cette fraternité, mais cette révolte, sur quoi s'appuient-elles et de quoi se réclament-elles ? De l'homme ? Mais duquel ? (...) Quel lien plus fort que l'égoïsme et que la rapacité les unit ? ». Et les choses se font encore plus profondes, et justes. Comme Camus dans son titre principal (surtout), en effet, l'on ne peut que s'interroger sur la nature de l'être humain en vertu de notre Histoire, en même temps que sur les natures de cette(s) peste(s), de ces "métaphores" bien réelles et parlantes.
Et c'est avec ceci, et cette belle clarté, que nous souhaitons terminer. « À la vérité, seul le souvenir des déportations massives, des fours crématoires, de cette nuit tragique qui s'étendit sur l'Europe, seul le souvenir de cette pluie de sang, de cendres et de haines qui continue de fertiliser les champs incultes de notre vieille terre de civilisation, seul le souvenir de ces hommes que l'on fusillait au petit matin parce qu'ils avaient refusé de désespérer en la lumière et de renoncer à l'éclat du soleil peut nous donner la clé de cette œuvre ["La Peste"], à nous qui fûmes étrangers à ces massacres et qui sommes redevables à quelques irréductibles d'être encore en vie, c'est à dire libres et adultes. Oui, tout ce qui suit "L'étranger" ne devient convaincant que si on le rapporte aux heures où ce fut composé [ceci est toujours plus que vrai, même si l'on sait que les pestes, comme on le disait, sont plurielles et que le message de Camus a le pouvoir, rare, de transcender son époque]. Il s'agissait alors de parier pour l'homme contre ce qui le niait. Il fallait qu'une voix s'élevât, elle s'est élevée parmi cent autres ».
1. Voir la présentation de "Caligula" par Camus lui-même, et surtout sa conclusion : le protagoniste finit par comprendre « qu’aucun être ne peut se sauver tout seul et qu'on ne peut être libre contre les autres hommes ».